LA MADELEINE DE PROUST : son origine et ses significations commune et proustienne

Dans le premier tome d’A la Recherche du Temps perdu, Marcel Proust décrit comment le souvenir d’un rituel de son enfance a ressurgi en trempant une madeleine dans du thé. En effet, enfant, sa tante lui donnait de petites madeleines trempées au préalable dans son thé. Devenue un lieu commun, la madeleine de Proust, réminiscence involontaire du passé, inaugure chez Proust la reconstruction du passé et aboutit au temps retrouvé.

Qu’est-ce qu’une « madeleine de Proust » ?

Dans le langage commun, une madeleine de Proust désigne tout phénomène déclencheur d’une impression de réminiscence, que ce soit un élément de la vie quotidienne, un objet ou un geste, faisant revenir un souvenir à la mémoire de quelqu’un, comme le fait une madeleine au narrateur dans le 1er tome d’ À la recherche du temps perdu.

Les épisodes de la « madeleine » dans l’oeuvre de Proust

Les manuscrits dévoilant les ébauches du célèbre passage révèlent qu’il aurait pu aussi s’agir de « pain grillé » ou d' »une biscotte ». Dans une première version, rédigée en 1907, Marcel Proust se souvient avec émotion du goût du pain grillé mêlé au miel. Dans une seconde version, le pain grillé devient une biscotte. Il faudra attendre une troisième version pour que Proust se souvienne finalement du goût de la madeleine offert par sa tante Léonie à Combray.

C’est cet épisode de la madeleine qui va éveiller les souvenirs du narrateur et lancer le récit. Le narrateur a initialement quelques difficultés à se rappeler ce que cette madeleine évoque pour lui. La seule chose dont il est sûr, c’est que cela lui procure une immense joie qu’il ne saura expliquer qu’à la fin de son œuvre, dans le dernier tome de la Recherche. On comprendra alors que la madeleine fait renaitre « un homme affranchi de l’ordre du temps » et que c’est ce qui lui procure cette joie.

La théorie proustienne de la mémoire

La distinction entre la mémoire volontaire restituant le passé et la mémoire involontaire, qui permet de le revivre et de se le réapproprier, est une dimension essentielle de l’œuvre de Marcel Proust.

L’homme enregistre sans s’en rendre compte de nombreux souvenirs de façon passive qui resurgissent de façon aléatoire. Cette réminiscence involontaire du passé permet de le reconstruire et de le retrouver.

Les facteurs déclencheurs de l’acte de mémoire sont des opérations des sens et non de l’intellect, tels que des impressions olfactives ou gustatives. La combinaison de la vision du morceau de madeleine trempé dans le thé et de son goût sont à l’origine de la résurrection du monde oublié de l’enfance.

De fait, la théorie de la madeleine illustre le fait que certains objets ou odeurs font resurgir les souvenirs.

Le passé peut ainsi redevenir présent, le sujet courbant le temps et rompant la dichotomie passé/présent. L’être devient « extra-temporel ».

Chez Proust, la subjectivité est emprisonnée dans le passé, incapable d’oubli. Rivée dans la passé, la conscience subit sa mémoire. Le temps dominant de la condition humaine s’avérant être le passé, l’homme est essentiellement nostalgie.

Extrait sur la madeleine « Du coté de chez Swann » – A la recherche du temps perdu« Il y avait déjà bien des années que, de Combray, tout ce qui n’était pas le théâtre et le drame de mon coucher, n’existait plus pour moi, quand un jour d’hiver, comme je rentrais à la maison, ma mère, voyant que j’avais froid, me proposa de me faire prendre, contre mon habitude, un peu de thé. Je refusai d’abord et, je ne sais pourquoi, me ravisai. Elle envoya chercher un de ces gâteaux courts et dodus appelés Petites Madeleines qui semblent avoir été moulés dans la valve rainurée d’une coquille de Saint- Jacques. Et bientôt, machinalement, accablé par la morne journée et la perspective d’un triste lendemain, je portai à mes lèvres une cuillerée du thé où j’avais laissé s’amollir un morceau de madeleine. Mais à l’instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d’extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m’avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. Il m’avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon qu’opère l’amour, en me remplissant d’une essence précieuse: ou plutôt cette essence n’était pas en moi, elle était moi. J’avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel. D’où avait pu me venir cette puissante joie? Je sentais qu’elle était liée au goût du thé et du gâteau, mais qu’elle le dépassait infiniment ne devait pas être de même nature. D’où venait elle? Que signifiait-elle? Où l’appréhender? (…) Et tout d’un coup le souvenir m’est apparu. Ce goût c’était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray (parce que ce jour-là je ne sortais pas avant l’heure de la messe), quand j’allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m’offrait après l’avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul. La vue de la petite madeleine ne m’avait rien rappelé avant que je n’y eusse goûté; peut-être parce que, en ayant souvent aperçu depuis, sans en manger, sur les tablettes des pâtissiers, leur image avait quitté ces jours de Combray pour se lier à d’autres plus récents; peut-être parce que de ces souvenirs abandonnés si longtemps hors de la mémoire, rien ne survivait, tout s’était désagrégé; les formes – et celle aussi du petit coquillage de pâtisserie, si grassement sensuel, sous son plissage sévère et dévot – s’étaient abolies, ou, ensommeillées, avaient perdu la force d’expansion qui leur eût permis de rejoindre la conscience. Mais, quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir. Et dès que j’eus reconnu le goût du morceau de madeleine trempé dans le tilleul que me donnait ma tante (quoique je ne susse pas encore et dusse remettre à bien plus tard de découvrir pourquoi ce souvenir me rendait si heureux), aussitôt la vieille maison grise sur la rue, où était sa chambre, vint comme un décor de théâtre s’appliquer au petit pavillon, donnant sur le jardin, qu’on avait construit pour mes parents sur ses derrières (ce pan tronqué que seul j’avais revu jusque là) ; et avec la maison, la ville, depuis le matin jusqu’au soir et par tous les temps, la Place où on m’envoyait avant déjeuner, les rues où j’allais faire des courses, les chemins qu’on prenait si le temps était beau. Et comme dans ce jeu où les Japonais s’amusent à tremper dans un bol de porcelaine rempli d’eau, de petits morceaux de papier jusque-là indistincts qui, à peine y sont-ils plongés s’étirent, se contournent, se colorent, se différencient, deviennent des fleurs, des maisons, des personnages consistants et reconnaissables, de même maintenant toutes les fleurs de notre jardin et celles du parc de M. Swann, et les nymphéas de la Vivonne, et les bonnes gens du village et leurs petits logis et l’église et tout Combray et ses environs, tout cela qui prend forme et solidité, est sorti, ville et jardins, de ma tasse de thé. »

Extrait sur la madeleine « Le Temps retrouvĂ©, Chapitre III, MatinĂ©e chez la princesse de Guermantes » – A la recherche du temps perdu« Mais au moment oĂą, me remettant d’aplomb, je posai mon pied sur un pavĂ© qui Ă©tait un peu moins Ă©levĂ© que le prĂ©cĂ©dent, tout mon dĂ©couragement s’évanouit devant la mĂŞme fĂ©licitĂ© qu’à diverses Ă©poques de ma vie m’avaient donnĂ©e la vue d’arbres que j’avais cru reconnaĂ®tre dans une promenade en voiture autour de Balbec, la vue des clochers de Martinville, la saveur d’une madeleine trempĂ©e dans une infusion, tant d’autres sensations dont j’ai parlĂ© et que les dernières Ĺ“uvres de Vinteuil m’avaient paru synthĂ©tiser. Comme au moment oĂą je goĂ»tais la madeleine, toute inquiĂ©tude sur l’avenir, tout doute intellectuel Ă©taient dissipĂ©s. Ceux qui m’assaillaient tout Ă  l’heure au sujet de la rĂ©alitĂ© de mes dons littĂ©raires, et mĂŞme de la rĂ©alitĂ© de la littĂ©rature, se trouvaient levĂ©s comme par enchantement. Cette fois je me promettais bien de ne pas me rĂ©signer Ă  ignorer pourquoi, sans que j’eusse fait aucun raisonnement nouveau, trouvĂ© aucun argument dĂ©cisif, les difficultĂ©s, insolubles tout Ă  l’heure, avaient perdu toute importance, comme je l’avais fait le jour oĂą j’avais goĂ»tĂ© d’une madeleine trempĂ©e dans une infusion. La fĂ©licitĂ© que je venais d’éprouver Ă©tait bien, en effet, la mĂŞme que celle que j’avais Ă©prouvĂ©e en mangeant la madeleine et dont j’avais alors ajournĂ© de rechercher les causes profondes. La diffĂ©rence, purement matĂ©rielle, Ă©tait dans les images Ă©voquĂ©es. Un azur profond enivrait mes yeux, des impressions de fraĂ®cheur, d’éblouissante lumière tournoyaient près de moi et, dans mon dĂ©sir de les saisir, sans oser plus bouger que quand je goĂ»tais la saveur de la madeleine en tâchant de faire parvenir jusqu’à moi ce qu’elle me rappelait, je restais, quitte Ă  faire rire la foule innombrable des wattmen, Ă  tituber comme j’avais fait tout Ă  l’heure, un pied sur le pavĂ© plus Ă©levĂ©, l’autre pied sur le pavĂ© le plus bas. Chaque fois que je refaisais, rien que matĂ©riellement, ce mĂŞme pas, il me restait inutile ; mais si je rĂ©ussissais, oubliant la matinĂ©e Guermantes, Ă  retrouver ce que j’avais senti en posant ainsi mes pieds, de nouveau la vision Ă©blouissante et indistincte me frĂ´lait comme si elle m’avait dit : « Saisis-moi au passage si tu en as la force et tâche Ă  rĂ©soudre l’énigme du bonheur que je te propose. » (…) De mĂŞme le goĂ»t de la petite madeleine m’avait rappelĂ© Combray. (…) l’inĂ©galitĂ© des dalles, le goĂ»t de la madeleine allaient jusqu’à faire empiĂ©ter le passĂ© sur le prĂ©sent, Ă  me faire hĂ©siter Ă  savoir dans lequel des deux je me trouvais ; au vrai, l’être qui alors goĂ»tait en moi cette impression la goĂ»tait en ce qu’elle avait de commun dans un jour ancien et maintenant, dans ce qu’elle avait d’extra-temporel, un ĂŞtre qui n’apparaissait que quand, par une de ces identitĂ©s entre le prĂ©sent et le passĂ©, il pouvait se trouver dans le seul milieu oĂą il pĂ»t vivre, jouir de l’essence des choses, c’est-Ă -dire en dehors du temps. Cela expliquait que mes inquiĂ©tudes au sujet de ma mort eussent cessĂ© au moment oĂą j’avais reconnu, inconsciemment, le goĂ»t de la petite madeleine, puisqu’à ce moment-lĂ  l’être que j’avais Ă©tĂ© Ă©tait un ĂŞtre extra-temporel, par consĂ©quent insoucieux des vicissitudes de l’avenir. Cet ĂŞtre-lĂ  n’était jamais venu Ă  moi, ne s’était jamais manifestĂ© qu’en dehors de l’action, de la jouissance immĂ©diate, chaque fois que le miracle d’une analogie m’avait fait Ă©chapper au prĂ©sent. Seul il avait le pouvoir de me faire retrouver les jours anciens, le Temps Perdu, devant quoi les efforts de ma mĂ©moire et de mon intelligence Ă©chouaient toujours.(…) Rien qu’un moment du passé ? Beaucoup plus, peut-ĂŞtre ; quelque chose qui, commun Ă  la fois au passĂ© et au prĂ©sent, est beaucoup plus essentiel qu’eux deux. Tant de fois, au cours de ma vie, la rĂ©alitĂ© m’avait déçu parce que, au moment oĂą je la percevais, mon imagination, qui Ă©tait mon seul organe pour jouir de la beautĂ©, ne pouvait s’appliquer Ă  elle, en vertu de la loi inĂ©vitable qui veut qu’on ne puisse imaginer que ce qui est absent. Et voici que soudain l’effet de cette dure loi s’était trouvĂ© neutralisĂ©, suspendu, par un expĂ©dient merveilleux de la nature, qui avait fait miroiter une sensation — bruit de la fourchette et du marteau, mĂŞme inĂ©galitĂ© de pavĂ©s — Ă  la fois dans le passĂ©, ce qui permettait Ă  mon imagination de la goĂ»ter, et dans le prĂ©sent oĂą l’ébranlement effectif de mes sens par le bruit, le contact avait ajoutĂ© aux rĂŞves de l’imagination ce dont ils sont habituellement dĂ©pourvus, l’idĂ©e d’existence et, grâce Ă  ce subterfuge, avait permis Ă  mon ĂŞtre d’obtenir, d’isoler, d’immobiliser — la durĂ©e d’un Ă©clair — ce qu’il n’apprĂ©hende jamais : un peu de temps Ă  l’état pur. (…) Mais qu’un bruit dĂ©jĂ  entendu, qu’une odeur respirĂ©e jadis, le soient de nouveau, Ă  la fois dans le prĂ©sent et dans le passĂ©, rĂ©els sans ĂŞtre actuels, idĂ©aux sans ĂŞtre abstraits, aussitĂ´t l’essence permanente et habituellement cachĂ©e des choses se trouve libĂ©rĂ©e et notre vrai moi qui, parfois depuis longtemps, semblait mort, mais ne l’était pas autrement, s’éveille, s’anime en recevant la cĂ©leste nourriture qui lui est apportĂ©e. Une minute affranchie de l’ordre du temps a recrĂ©Ă© en nous pour la sentir l’homme affranchi de l’ordre du temps. Et celui-lĂ  on comprend qu’il soit confiant dans sa joie, mĂŞme si le simple goĂ»t d’une madeleine ne semble pas contenir logiquement les raisons de cette joie, on comprend que le mot de « mort » n’ait pas de sens pour lui ; situĂ© hors du temps, que pourrait-il craindre de l’avenir ? Mais ce trompe-l’œil qui mettait près de moi un moment du passĂ©, incompatible avec le prĂ©sent, ce trompe-l’œil ne durait pas. (…) De sorte que ce que l’être par trois et quatre fois ressuscitĂ© en moi venait de goĂ»ter, c’était peut-ĂŞtre bien des fragments d’existence soustraits au temps, mais cette contemplation, quoique d’éternitĂ©, Ă©tait fugitive. Et pourtant je sentais que le plaisir qu’elle m’avait donnĂ© Ă  de rares intervalles dans ma vie Ă©tait le seul qui fĂ»t fĂ©cond et vĂ©ritable . »Â