Jusqu’au milieu du XXe siècle, la reine des abeilles était considérée à tort comme un «?monarque?» tout-puissant régissant la destinée de sa ruche. Les recherches menées depuis les années 1950 ont montré que les abeilles suivent, notamment lors de l’essaimage (la reine et une partie des abeilles, l’essaim, quittant la ruche pour former une nouvelle colonie) un processus démocratique et d’intelligence collective tout à fait remarquable.
Qu’est-ce que l’essaimage ?
Depuis des millions d’années, les abeilles assurent la pérennité de l’espèce par l’essaimage, processus de division d’une colonie en deux populations.
Il se produit généralement au milieu du printemps juste avant la miellée (pic d’activité au cours duquel la production de miel est la plus intense), alors que l’élevage de couvain (ensemble des œufs, larves et nymphes situés au centre de la ruche) est à son apogée et que la chambre à couvain présente une congestion forte, la population se sentant à l’étroit dans la ruche. À cette époque, le climat est généralement favorable et les ressources à disposition suffisantes.
L’essaimage se prépare 7 à 12 jours avant le départ. Les abeilles construisent jusqu’à vingt cellules royales.La reine y pond des œufs et les abeilles ouvrières produisent une grande quantité de gelée royale. Ensuite, la reine voit son régime alimentaire réduit de façon à diminuer la ponte et induire une réduction du volume de ses ovaires la rendant apte à voler de nouveau. De nombreuses butineuses cessent leurs activités pour devenir des éclaireuses. Les glandes à cire des ouvrières se développent en prévision de la sortie et de la construction des rayons de la nouvelle ruche.
Il faut préciser qu’une reine âgée de plus d’un an produit de moins en moins de phéromones. En temps habituel, celles-ci empêchent les ouvrières d’élever une autre reine, freinant le développement des ovaires des ouvrières et faisant “sentir sa présence” partout dans la colonie. Moins la reine en produit, plus les abeilles vont se sentir orphelines et “vouloir” une nouvelle reine.
Avant le départ, les abeilles de l’essaim se gavent de miel pour survivre sans manger jusqu’à 3 jours. Le départ se fait généralement en début d’après-midi ensoleillée, l’essaim étant constitué de la « vieille » reine et de la moitié de l’effectif de la colonie. Il arrive qu’une semaine plus tard, un deuxième essaimage se produise avec un quart de l’effectif; voire un troisième avec un huitième de l’effectif, trois ou quatre jours plus tard. À chaque fois, une ou deux reines vierges accompagnent l’essaim, le combat à mort ayant lieu dans la nouvelle ruche.
La sélection du nouveau site : un incroyable processus démocratique d’intelligence collective
Lorsque l’essaim sort de la ruche, il se pose à quelques mètres de là , de préférence dans un endroit à l’abri (arbre ou toiture) formant une grappe. Cet arrêt intermédiaire va durer de 1 à 3 jours, le temps nécessaire à la sélection et au choix démocratique du nouveau site de nidification.
Les abeilles se réunissent alors autour de la reine et envoient quelques dizaines d’éclaireuses parmi les plus expérimentées à la recherche de nouveaux sites d’installation.
Durant les premières heures, les éclaireuses explorent les cavités disponibles dans un rayon de quelques centaines de mètres, puis de quelques kilomètres (la superficie explorée pouvant aller jusqu’à 70 km2 !). Lors de l’inspection des cavités susceptibles d’accueillir la colonie, elles évaluent le volume habitable, son isolation thermique (protection au froid, au vent et à l’humidité), son orientation, la hauteur de l’habitacle, la taille de son entrée ainsi que son emplacement (la porte d’entrée doit être vers le bas).
Cette phase d’inspection et d’évaluation prend en moyenne 30 min à chaque éclaireuse, 10 à 30 incursions et d’excursions étant nécessaires pour jauger la structure extérieure de l’habitacle. Au moins une douzaine de sites seraient sélectionnés pour être proposés ensuite par les éclaireuses. La reine, située dans l’essaim, n’exerce aucun rôle lors de cette étape cruciale.
Une fois retournée à l’essaim, généralement le lendemain, les qualités des gîtes potentiels découverts sont rendues publiques et évaluées.
Les éclaireuses entament à la surface de l’essaim une danse frétillante, dite « danse de l’essaim » ou « danse du domicile« . La vivacité (rapidité de chaque tour de danse et nombre de tours) précise la qualité du site découvert. La durée et l’intensité de la danse sont proportionnelles à l’intérêt estimé du site d’installation découvert. Par leurs danses, elles mettent ainsi les options en compétition : c’est ce que le chercheur américain Seeley nomme le “débat démocratique”. Selon l’intensité de la communication, l’abeille découvreuse d’un site va recruter un nombre plus ou moins grand de nouvelles éclaireuses qui iront chacune le visiter, entreprendre une évaluation indépendante et donner leur opinion (la danse étant suffisamment explicite pour en indiquer la position). Si la première danseuse et les suivantes n’ont pas surestimé la qualité du nid une boucle positive se développe en faveur de ce site. Si elle commet une erreur (qualité sur ou sous-évaluée), elle est corrigée progressivement.
Au dĂ©but et au cours du dĂ©bat, aucune option n’est exclue. Les Ă©claireuses, ayant le mĂŞme pouvoir d’information, prĂ©sentent de manière transparente et simultanĂ©e leurs dĂ©couvertes. La surface de l’essaim devient une piste de danse animĂ©e. Le repĂ©rage peut durer plusieurs jours. La compĂ©tition entre les diffĂ©rentes options est suffisamment longue pour laisser la possibilitĂ© de proposer un nouveau site supĂ©rieur, mĂŞme lorsqu’un prĂ©cĂ©dent fait l’objet d’un dĂ©but de consensus. Peu Ă peu, les sites d’intĂ©rĂŞt moindre sont Ă©liminĂ©s jusqu’à parvenir Ă un choix unique.Â
Après plusieurs heures et parfois jusqu’à trois jours de mutualisation des connaissances, un consensus émerge et aboutit au choix définitif de la destination. Une décision est généralement prise lorsque 80 % des éclaireuses ont convenu d’un seul endroit et / ou avec un quorum de 20 à 30 éclaireurs présents sur un site de nidification potentiel. Récemment, les chercheurs ont découvert que certaines abeilles participant au débat découragent par des signaux d’inhibition celles qui dansent encore en faveur de sites jugés peu favorables. Cela explique comment l’essaim parvient à un choix sur lequel toutes les abeilles finissent par s’accorder.
Ce système remarquable de démocratie représentative ou par délégation (le consensus étant établi par les éclaireuses ou 5 % de l’essaim), basé sur l’échange et la vérification d’informations, est ainsi à l’origine du choix du lieu d’implantation, fondamental pour la survie de la colonie tout entière.
La mise en Ĺ“uvre
Une fois le site choisi, les participantes au débat exhortent par des “cris” aigus et des bousculades leurs compagnes à sortir de leur léthargie. En effet, pour réduire sa consommation d’énergie, le reste de l’essaim avait temporairement abaissé sa température. En moins d’une demi-heure, toutes les abeilles se réchauffent et atteignent la température de 35 °C. Elles s’envolent alors d’un coup, formant une nuée pouvant atteindre quelques mètres de largeur et quelques dizaines de mètres de longueur.
L’essaim est dirigĂ© Ă la vue. Les abeilles qui connaissent la localisation du nouveau site (les traceuses) montrent la voie positionnĂ©es au-dessus de l’essaim. Elles vont jusqu’à trois fois plus vite que les autres abeilles pour montrer la direction et se relaient dans la partie haute du nuage.Â
Il arrive que l’essaim s’arrête en route et se pose, désorienté. Les éclaireuses reprennent alors, à même la grappe, la danse frétillante du départ corrigée de la distance déjà parcourue.
Une fois l’essaim définitivement fixé, les ouvrières bâtissent très rapidement des rayons de cire pour loger le nouveau couvain et y stocker le miel.La reine se remet à pondre seulement 3 jours après l’arrivée sur le nouveau site, afin d’assurer le développement de la nouvelle colonie le plus vite possible. La reine pouvant vivre jusqu’à 5 ans, elle peut essaimer plusieurs fois dans sa vie.
Les fondements de la démocratie des abeilles
L’essaim apparaît comme un super-organisme caractérisé par l’absence d’un leader et l’existence d’un comité d’experts où partage d’informations, débat contradictoire et consensus forment une démocratie par délégation participative.
Il s’agit d’une véritable leçon de sagesse collective où :
- discussion équitable et débat aussi large que possible sont favorisés,
- toutes les options sont explorées sans a priori,
- les décisions sont prises sans confrontation au seul bénéfice du groupe et de sa survie.
Le développement d’un savoir commun et l’instauration d’un large consensus permettent une forte adhésion à la décision finale et sa mise en œuvre collective.